ARNAUD DESJARDINS
Nous vivons une crise de sens, et il est plus que jamais indispensable d'ouvrir notre coeur et de remettre de la spiritualité dans nos vies. À 84 ans, Arnaud Desjardins continue de transmettre le message des grandes traditions orientales dans son ashram de l'Ardèche.
Rencontre avec un maître de sagesse. PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE LAURE GANNAC
« SEUL, NOUS NE POUVONS PAS
VOIR LA VERITE
SUR NOUS MÊME »
Psychologies : Ce qui surprend en arrivant à Hauteville, ces lieux dans lesquels vous avez choisi de vivre et d'enseigner, c'est que l'on se sent comme coupé du monde. Est-ce indispensable pour effectuer un travail de développement spirituel?
Arnaud Desjardins : Oui. Les gens qui viennent ici sont en quête de
sens et de connaissance de soi. Or, il est bon de se retirer loin de ses
activités habituelles pour se consacrer à ce travail. C'est le principe de la
retraite.
Mais qu'en reste-t-il lorsque nous retournons dans l'agitation de notre quotidien?
A.D. : Ce que nous avons entendu, et surtout, ce que nous avons compris
et vérifié par nous-même; des clés pour poursuivre notre transformation
personnelle.
Tout de même : la transformation intérieure est un chemin long et difficile...
A.D.: Pour certains, il peut être long, pour d'autres beaucoup moins.
Cela dépend de nos prédispositions, de l'intensité de notre demande et de la
compréhension de ce qui nous agite vraiment.
Comment reconnaît-on que l'on a besoin d'aller sur cette voie de la spiritualité?
A.D. : La demande est toujours là, en soi, plus ou moins consciente.
Tout d'un coup, elle est entendue, sentie, quelque chose en nous se
cristallise.
Ce cheminement est-il à la portée de tous?
A.D. : Tout être humain porte en
lui la possibilité d'une transformation profonde. Pour que cette métamorphose
devienne possible, les voies sont diverses, selon les époques, les cultures,
les tempéraments. Certaines demandent un engagement total :
elles exigent de renoncer aux voyages, à la réussite professionnelle, à
la famille... D'autres reposent sur un engagement spirituel profond et sérieux,
mais reconnaissent aussi que nous avons des ambitions à satisfaire. Pour le
dire autrement, tout le monde peut jouer du piano et progresser, mais tout le
monde n'est pas prêt à faire huit heures de gammes chaque jour.
En visitant ces lieux où se côtoient chapelle, mosquée, salle d'étude juive et dojo, on comprend que vous êtes traversé par toutes les spiritualités. Mais à l'origine, vous avez reçu une éducation protestante très stricte. À quel point a-t-elle influencé votre parcours spirituel?
A.D. : J'en ai d'abord connu les défauts, lorsque j'étais jeune. J'en
ai ensuite découvert les avantages : j'ai été formé à me questionner, puis à
suivre une discipline, à trouver normal d'accepter certaines privations pour
obtenir des résultats. Je suis souvent frappé de voir combien l'idée de faire des efforts paraît insupportable
à beaucoup de jeunes qui viennent ici...
Puis, adolescent, j'ai découvert qu'il y avait d'autres religions et
qu'elles nourrissaient des jugements, des conflits les unes vis-à-vis des autres. Je ne comprenais pas. C'est sans doute ce qui m'a donné envie d'aller à leur rencontre : pour
comprendre. Ce qui a aussi influencé mon parcours, c'est d'avoir découvert, à
24 ans, qu'il existait des enseignements transmis par des maîtres à des disciples. Jamais je n'avais entendu parler des « sages
». J'ai alors décidé de commencer ma
recherche personnelle. Au sein des groupes Gurdjieff d'abord 'encadré
ci-contre, pendant dix ans; j'ai pu ensuite profiter de mon métier de
réalisateur-producteur à la télévision pour partir seul pendant des mois vivre
auprès (le différents maîtres : des bouddhistes tibétains, des sages hindous,
des maîtres soufis afghans et zen japonais; j'ai aussi eu des échanges très
riches avec l'abbé d'un monastère trappiste...
Et puis, vous avez rencontré Swâmi Prajnânpad
A.D. : J'en entendais parler
depuis quelques années, mais
j'avais une certaine méfiance... En réalité, je n'osais pas aller dans son
ashram parce que je savais ce qui m'attendait! En 1965, j'ai senti qu'il fallait que j'aille plus profond. Je me suis alors engagé avec lui et, avec amour et patience, il m'a acculé
à regarder où je fuyais ma vérité, où je n'étais pas cohérent avec moi-même. Ce
qui est le principe de l'enseignement que je délivre depuis.
Cette
notion de « maître » ne pose-t-elle pas problème, dans notre
culture démocratique et égalitaire?
A.D.: Certains l'acceptent. Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, par exemple, beaucoup d'Américains ont découvert le zen des Japonais
et accueilli des maîtres venus de ce pays vaincu avec un immense respect.
Aujourd'hui, je constate que les gens sont de plus en plus nombreux à admettre l'idée qu'un maître spirituel puisse avoir accompli un parcours tel que son niveau d'être et de conscience est supérieur à celui qu'ils peuvent avoir eux-mêmes.
N'est-il pas possible de faire un chemin spirituel
seul, en lisant, en rencontrant des gens...?
A.D. :
Non. Cela existe, mais c'est exceptionnel. L'expérience de l'humanité à travers les siècles prouve que nous ne
pouvons pas, seul, voir la vérité sur nous-même; nous sommes trop prisonnier de
nos illusions.
Comment être sûr de ne pas être manipulé?
A.D. :
Cela peut arriver. Et cela tient parfois davantage aux disciples qui font preuve d'infantilisme vis-à-vis
de leur maître, en le divinisant. Certes, le maître s'appuie sur une doctrine –
bouddhiste, hindouiste, soufie... Mais ce qui est important n'est pas ce qu'il
nous dit, c'est ce qu'il réussit à nous montrer, la façon dont il nous
aide à voir en nous et nous amène à faire nos propres expériences. Swâmi
Prajnanpad était intransigeant sur ce point : « Ne croyez rien, mettez
Swamiji au défi, jusqu'à ce que vous soyez convaincu. »
Votre expérience avec lui fut quand même très rude : vous mangiez peu, vous étiez soumis à une solitude totale, loin de votre femme et de vos enfants...
A.D. : La cuisine
végétarienne me convenait très bien! Ce qui était plus difficile à supporter
physiquement, c'était la chaleur de l'Inde avant la mousson! Mais,
psychologiquement, on ne peut pas éviter d'être remué. C'est pour cela qu'il
faut être dans un cadre protégé, où l'on n'a pas à répondre à la demande d'un
enfant, d'une épouse ou d'une mère...
Le chauffeur de taxi qui m'a conduite ici m'a dit : « Ah, vous allez à la secte! » Comment vivez-vous ces remarques?
A.D. : Les gens ne
savent pas quel mot utiliser : l'association des amis d'Hauteville », c'est
trop long... Mais cela ne me gêne pas, parce que je ne me sens pas concerné par
toutes ces sectes saugrenues qui existent aujourd'hui. Ici, nous organisons des
rencontres avec des soufis algériens ou marocains, des bouddhistes tibétains,
des religieux chrétiens... Ni la scientologie ni rien de ce genre ne
m'intéresse.
Vous n'hésitez pourtant pas à utiliser le mot « gourou » pour vous qualifier.
A.D. : C'est
incroyable de voir comment ce mot, tellement sacré pour les hindous et les
bouddhistes, est devenu une offense, mise à toutes les sauces! En sanskrit,
cela signifie « celui ou celle qui fait le poids » et « celui qui apporte la
lumière, qui clarifie ». C'est comme si le mot « prêtre » devenait la pire des
injures!
Notre dossier est consacré à la confiance, en nous et en l'avenir, mise à mal aujourd'hui par de nombreuses peurs . Comment, selon vous, pourrait-on la retrouver?
A.D. : Confiance en
quoi et en qui? Qu'est-ce que cela veut dire avoir confiance en l'avenir, dans la
mesure où il n'est que menaçant? Si nos sociétés continuent dans cette
direction anti-écologique, technologique et matérialiste, nous n'éviterons pas
un désastre. Beaucoup de gens le sentent et n'osent le dire, parce que, malgré
tout, ce n'est pas dans l'air du temps. Ce que l'on entend, c'est plutôt : « Le
progrès et la science l'emporteront... » Ce qui est une vision totalement
erronée de la réalité.
En quoi avoir confiance, alors?
A.D. : Dans ce climat
de confusion et d'instabilité, certains se disent qu'une seule chose dure
depuis plus de deux mille cinq cents ans : l'idée de sagesse, de transformation
intérieure, d'ouverture du coeur... Il y a une redécouverte de cette partie
intérieure profonde et commune à toutes les religions.
La seule confiance possible aujourd'hui serait la confiance en la sagesse que chacun porte en soi?
A.D. : Une grande
part de ce que Hauteville peut apporter c'est, en effet, de trouver une
confiance en soi. « Je peux changer, je ne suis pas condamné à être perdu,
désemparé. »
Dans la lignée des traditions spirituelles qui constituent votre enseignement, vous préconisez aussi la disparition de l'ego. Serait-ce une solution pour mieux vivre aujourd'hui et demain?
A.D. : Oui, si nous
comprenons bien ce que cela signifie : prendre conscience du fait que nous
sommes particulièrement « égocentrés » et aller vers une diminution de cet
égocentrisme, pour nous tourner réellement vers les autres. Swâmi Prajnânpad
avait une formule pour décrire ce processus : « Moi seulement; moi et les
autres; les autres et moi; les autres, les autres, les autres... »
À quel point est-ce audible dans la société actuelle?
A.D. : C'est audible par toutes les personnes qui sentent que quelque
chose ne va pas et qui sont prêtes à s'ouvrir à des idées inattendues. De plus
en plus, les journaux se font l'écho de mouvements de solidarité, d'entraide,
de générosité... Je suis également surpris par la qualité de certains jeunes de
17 ans qui m'écrivent, me lisent, viennent faire des séjours seuls ici... Moi, à
17 ans, le niveau de mes préoccupations métaphysiques s'arrêtait à savoir si
j'étais plus beau garçon avec la raie à gauche ou à droite! Tout cela est déjà
porteur d'espoir. Et si l'on s'engage sur la voie d'une transformation
intérieure, cette diminution de l'égocentrisme progresse inévitablement. Parce
nous apprenons non pas à rejeter l'autre ni à l'accepter, mais à le comprendre.
Au sens d'inclure, de prendre avec ». Ce n'est donc pas tant une destruction de
l'ego qu'un élargissement. Une ouverture de l'esprit et du coeur.
Cette ouverture du coeur semble contredire un autre de vos enseignements qui invite à atteindre « un état sans émotions »...
A.D. : Avant les
élections américaines, je me souviens avoir lu une interview du directeur de
campagne de Barack Obama, auquel on demandait ce qui l'avait le plus marqué
chez ce dernier. Il a répondu : « Il n'est jamais abattu quand tout va
mal, jamais fou de joie quand tout va bien. » Voilà un « état sans émotions ».
Et la preuve qu'il est possible d'y accéder dans notre monde! Parce que c'est
un raffinement de ses réactions face au monde émotionnel qui nous entoure.
C'est une immense liberté, pas un appauvrissement. L'amour du prochain, le
pardon réel à ses ennemis demeurent... Parce que ce sont des sentiments, pas
des émotions.
Restons sur ce terrain des sentiments : vous avez été un
grand séducteur...
A.D. : Disons que
lorsque je travaillais dans le monde de la télévision, j'ai rencontré beaucoup
de monde, et que j'ai eu un certain nombre de conquêtes...
Comment est-ce compatible avec une quête spirituelle? Swâmi Prajnânpad n'a eu, lui, qu'une seule relation sexuelle avec sa femme...
A.D.: C'est vrai,
mais dans un autre contexte : en Inde. La voie que j'ai suivie est une voie qui
tient compte de la totalité de notre être, sans rien nier. Car tout ce qui est
nié prend sa revanche. J'ai des faiblesses, comme tout le monde. J'ai longtemps
été fasciné à la fois par le côté profond et spirituel de l'existence, et par
tout ce qui peut être brillant, élégant... ou superficiel, comme plaire aux
femmes. Ce n'est pas incompatible. Ce qui l'est, c'est de conserver des
demandes inaccomplies en matière de puissance, de notoriété ou d'ascendant
sexuel, tout en laissant entendre que nous sommes allés jusqu'au bout de notre
propre chemin.
Faut-il alors s'interdire toute frustration?
A.D.: Non, disons
plutôt qu'il faut que le parcours suivi soit très harmonieux, sans heurts, sans
mensonge à soi-même. Mais l'objectif reste d'aller vers toujours plus de
liberté vis-à-vis de ses élans. Qu'est-ce que je sens qui est juste pour moi?
», et non pas : « De quoi ai-je envie? »
Vous êtes considéré comme un sage par beaucoup, mais avez-vous le sentiment de l'être?
A.D. : Tout ce que je
peux dire avec certitude c'est qu'une transformation intérieure à laquelle
j'aspirais s'est accomplie. Je peux toujours redouter de déraper en voiture si
je conduis sur une route verglacée, mais la peur, l'inquiétude, l'anxiété ont
disparu de mon existence. J'arrive à être en union avec ce qui se produit; il
n'y a plus de problèmes, seulement des situations.
PROPOS RECUEILLIS PAR
A.L.G.
À LIRE Spiritualité. De quoi s'agit-il? d'Arnaud et
Emmanuel Desjardins
Que peut réellement
nous apporter un développement spirituel? De quoi peut-il nous libérer?
Pourquoi ce chemin sera efficace pour certains, quand d'autres auront
l'impression de stagner? Au fit d'un entretien mené par son fils Emmanuel,
Arnaud Desjardins répond de façon accessible et pratique à toutes les questions
que chacun peut se poser sur ta spiritualité. Une bonne façon d'éveiller – ou
de nourrir – son désir de transformation intérieure (La Table ronde, 246 p., 18
€).
Les grands entretiens
Edgar Morin, Boris Cyrulnik, Jean-Pierre Winter... Retrouvez les grands
entretiens de Psychologies magazine sur notre site.
psychologies magazine septembre 2009
Ses dates
clés
18
juin 1925 : naît à Paris
dans une famille protestante.
1949 : entre dans les groupes Gurdjieff. Atteint de la
tuberculose, il découvre les spiritualités orientales à travers ses
lectures lors d'un séjour en sanatorium.
1952 : entre à l'ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) en tant qu'assistant réalisateur.
1959 : fait son premier voyage en Inde, où il rencontre la sage indienne Mâ Anandamayî.
18 juin 1925 : quitte les groupes Gurdjieff et entame un travail spirituel
avec le sage indien Swâmi Prajnânpad.
1967 et
1973 : fait des séjours en Afghanistan dans les
confréries soufis.
1974 :à la mort de Swâmi Prajnânpad, démissionne de l'ORTF et crée
son premier ashram en Auvergne.
1995 : crée l'ashram de
Hauteville, à Saint-Laurent-du-Pape, en Ardèche.
Après la mort de son maître Swami
Prajnânpad, en 1974, Arnaud
Desjardins se consacrera exclusivement à ta transmission de l'enseignement du
sage bengali.